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Carnets Rouges : Le ministre de l’éducation
annonce une politique efficace et pragmatique
pour faire reculer l’échec scolaire. Comment analysez-
vous cette rhétorique tant du point de vue
des intentions que de son impact sur le monde
enseignant ?
E. Trigo : Le ministre empreinte la rhétorique
du monde de l’entreprise pour définir ses
objectifs et ses priorités. Une rhétorique qui
s’inscrit dans une vision rétrograde et clairement
marchande de l’école. Parler de l’École
de la confiance alors qu’il s’agit de mettre en
concurrence les établissements entre eux ou
encore les individus entre eux, relève d’une
stratégie qui ne trompe plus.
L’efficacité se mesure une fois la mise en oeuvre
développée. Recteur dans deux académies puis
directeur général de l’enseignement scolaire
(DGESCO), le ministre a été chargé d’élaborer
et de mettre en oeuvre la politique relative
aux écoles, aux collèges ainsi qu’aux lycées
généraux et professionnels. Quel bilan tire-t-il
concernant l’efficacité de son action ?
Pour s’attaquer réellement à l’échec scolaire, les
axes sont identifiés de longue date : scolarisation
précoce dans de bonnes conditions, effectifs
limités dans toutes les classes, enseignants
spécialisés en nombre suffisant et formation
de qualité pour les personnels. Des axes dont
le développement se heurte systématiquement
aux limites budgétaires imposées par les gouvernements
successifs.
En terme de rhétorique, le projet de l’académie
dans laquelle j’exerce est un exemple
en la matière. En effet, trois priorités y sont
exprimées : mieux former pour mieux réussir
à l’école, mieux accueillir pour assurer l’équité,
favoriser une meilleure ouverture de l’école.
Qui pourrait s’opposer à ces trois objectifs
ministériels ? Et pourtant, la réalité est tout
autre.
En matière de formation initiale, les différentes
réformes ont réduit le temps de formation
théorique indispensable à la réflexion et à
l’appropriation. Les moyens alloués à chaque
établissement de formation ont drastiquement
diminué. Les conditions actuelles d’exercice
des enseignants stagiaires entraînent
souffrance et stress. Elles favorisent de fait
l’augmentation exponentielle du nombre de
démissions et de non titularisations.
En matière d’accueil, 109 693 classes accueillent
plus de 25 élèves actuellement dans le primaire
en France. 70% des élèves issus des milieux
populaires sont scolarisés en dehors de l’éducation
prioritaire et se retrouvent dans des
classes surchargées par le redéploiement des
postes consacrés au dédoublement des classes
de CP et CE1.
Et pour ce qui est de l’ouverture de l’école,
les interdictions répétées aux parents d’élèves
de pénétrer dans les écoles, par exemple,
tranchent avec la place laissée à des structures
comme « Agir pour l’Ecole », une officine privée
dont le ministère facilite l’implantation
sur le terrain et le développement de sa vision
libérale de l’École. Ou encore « l’ouverture » à
la Défense avec le protocole « Armée, éducation,
agriculture » qui définit des prescriptions
inacceptables du ministère des armées à la
communauté éducative.
CR : J.M. Blanquer a annoncé qu’il ne ferait pas
une énième réforme de l’enseignement. Qu’en
pensez-vous ? Ne peut-on identifier une cohérence
dans l’ensemble des prescriptions et décisions
et de quelle nature ?
E. Trigo : Le quinquennat sera pourtant
marqué par une loi qui porte son nom et qui
décline dans l’éducation les politiques néolibérales
défendues par LREM. Il y a effectivement
une cohérence, une logique à l’oeuvre qui n’est
pas nouvelle cependant. Depuis près de 20 ans,
nous nous efforçons de résister à une libéralisation
qui a fait des dégâts considérables dans
les autres secteurs de la fonction publique.
La loi « pour l’école de la confiance » est une
nouvelle attaque en règle contre notre système
éducatif. Au-delà du carcan budgétaire qui
semble pourtant ébranlé avec les annonces de
cette rentrée concernant la fin des objectifs
chiffrés de suppressions de postes de fonctionnaires,
toutes les mesures adoptées depuis
2017 vont dans le sens d’une école qui ne correspond
pas aux défis à relever. Elles mettent
en oeuvre un resserrement sur les « fondamentaux
» (lire, écrire, compter, respecter autrui)
et une individualisation des parcours et des
apprentissages. Sans ambition pédagogique et
éducative, prônant la culture de l’évaluation,
cette loi prétend réduire les inégalités mais
instaure en réalité une école à plusieurs
vitesses, marquée par des logiques de sélection
et de concurrence. Le ministre remet en cause
le statut de concepteurs des enseignants qui
refusent d’être de simples exécutants. C’est un
point de conflit important.
Le gouvernement tente d’appliquer à l’Éducation
Nationale les mauvaises recettes déjà
appliquées dans les autres services ou entreprises
publics. C’est en cela que la cohérence
est la plus flagrante. Car il est indispensable
de mettre en perspective la Loi Blanquer et la
réforme de la fonction publique.
Nous sommes confrontés à une logique de
performance et de diminution des dépenses
publiques notamment avec la mise en place
de logiques managériales inspirées du privé.
Le rapport du Comité Action publique 2022
propose par exemple de systématiser ce genre
de management qui devrait devenir l’unique
norme : mise en concurrence des salariés,
autonomie et pouvoir accru laissés aux manageurs,
injonctions paradoxales, évaluation
permanente et pilotage par les résultats. Or
cette nouvelle gouvernance éloigne de plus
en plus les lieux de décision du terrain, tend à
développer des hiérarchies intermédiaires et à
piloter le système éducatif via des indicateurs
chiffrés avec comme principales boussoles les
contraintes budgétaires liées à la réduction de
la dépense publique et l’opportunisme électoral
ou politique.
CR : La naturalisation des différences, au nom
des talents individuels, avance à visage découvert
et trouve des échos dans l’opinion, y compris
chez les enseignants. Il y a donc un combat
idéologique à mener, celui de l’égalité de l’accès
au savoir. Comment l’envisagez-vous ? Sur quels
leviers s’appuyer ?
E. Trigo : On connaît l’école de pensée du
ministre et son ralliement aux neurosciences.
Une idéologie qui tend à penser que le cerveau
est un organe comme un autre que l’on pourrait
maîtriser de bout en bout, radiographier,
orienter, manipuler. C’est une vision idéologique
mais aussi politique. Et si Marx ou Freud
développent d’autres points de vue, il n’y a qu’à
les supprimer des programmes…
Affirmer que tous les élèves sont capables
reste un combat en 2019. Cependant, l’idée
selon laquelle tous n’arriveront pas au même
endroit, mais qu’ils ont des potentialités
immenses souvent inemployées et que notre
responsabilité est d’emmener chaque élève le
plus loin possible, me semble largement partagée
dans la profession.
J’envisage la problématique de l’égalité de
l’accès au savoir sur trois niveaux. Le premier
relève des contenus, de ce que la République
décide d’apporter à sa jeunesse. Et en ce sens la
question des programmes est primordiale. Des
programmes ambitieux pour toutes et tous, à
l’opposé du « lire, écrire, compter » qui laisse sur
le bord de la route des familles pour lesquelles
l’accès à la culture s’arrête parfois aux portes
de l’école. C’est une question éminemment
politique. Et pourtant nous gardons en tête un
ministre qui expliquait à qui voulait l’entendre
que l’on n’avait pas besoin d’un bac +5 pour
changer des couches en maternelle : au-delà
du choc, c’est surtout la méconnaissance et le
mépris pour l’école maternelle qui a frappé les
esprits. L’école maternelle est une vraie école,
un lieu d’apprentissages indispensable.
Puis vient la question de la mise en oeuvre de
ces programmes, des apprentissages, avec ce
que l’on a déjà abordé au sujet de la formation,
des moyens et des conditions de travail
et de scolarisation. Il me semble important
d’insister sur la question de la formation des
personnels. Car on peut étendre la logique de
naturalisation aux adultes et aux enseignants.
Il y aurait celles et ceux qui auraient « la vocation
», qui seraient « faits pour enseigner », et
les autres… Au bout de ce raisonnement, il y
a le déni de la professionnalité : enseigner est
un vrai métier, un métier qui s’apprend, avec
des gestes professionnels spécifiques, parfois
différents selon les postes occupés. Un métier
exercé par des concepteurs et non des exécutants
sommés de mettre en oeuvre des tâches
préconçues ailleurs et par d’autres pour des
élèves virtuels. Aujourd’hui, des personnels
sont recrutés sans aucune formation, via Pôle
emploi, pour prendre en charge des classes
plusieurs semaines ou plusieurs mois faute de
moyens suffisants. Comment concevoir son
activité dans de telles conditions ?
Enfin se pose la question du réinvestissement
de ses savoirs. Des savoirs conçus comme
des moyens et pas comme de simples outils.
De l’utilisation que l’on va pouvoir faire en
dehors de l’École pour comprendre et agir
sur le réel. A ce niveau-là, l’École atteint ses
limites et pourtant c’est un échelon primordial
de la lutte contre les déterminismes sociaux.
D’autres structures doivent prendre le relais et
contribuer à donner du sens.
CR : L’analyse de la politique ministérielle, de
la maternelle à l’université est nécessaire mais
manifestement insuffisante pour mobiliser.
Sur quelles priorités, sur quelles propositions
concrètes engager de réelles alternatives ?
E. Trigo : Nous avons un double défi : idéologique
et budgétaire. Les connaissances sont
au coeur d’une contradiction structurante du
capitalisme contemporain. Le besoin d’une
main-d’oeuvre de plus en plus formée entre en
contradiction avec la volonté de réduire le coût
de cette main-d’oeuvre (formation, salaires…)
et de ne pas lui donner le pouvoir qui va avec
la maîtrise des savoirs.
La question des programmes est centrale car
c’est ce qui devrait déterminer l’organisation
du temps scolaire et ce que la nation va engager
en terme de moyens. Or, trop souvent, les
programmes sont manipulés et malmenés au
gré des réformes. Ceux de 2002 et leurs documents
d’accompagnement avaient été plutôt
bien perçus. Pourtant, ils n’ont cessé d’évoluer.
Nous avons eu du mal par moment à savoir qui
était chargé de leur rédaction. Ils ont même
été modifiés parfois sans que les enseignants
n’en aient été informés comme ce fut le cas en
maternelle.
L’épisode de la prétendue réforme des rythmes
scolaires a parfaitement illustré l’inverse de
mon propos : l’état a défini un nouveau cadre
horaire comme préalable (pour des raisons qui
n’ont rien à voir avec l’efficacité pédagogique)
puis a dû modifier les programmes pour les
adapter aux nouveaux horaires.
Construire une alternative, c’est donc être exigeant
sur les contenus. Et maintenir la même
exigence sur la qualification et la formation
des personnels.
Se pose aussi la question des relations entre
l’école et les familles. C’est un facteur important
dans la réussite scolaire et il ne faut pas
le négliger. Si des projets locaux sont remarquables,
il reste beaucoup à faire dans ce
domaine. Il est nécessaire de faire en sorte
que l’école soit celle de toutes et tous, pas
uniquement celle des classes les plus cultivées
qui détiennent un capital culturel dont elles
entendent parfois garder l’exclusivité.
Enfin, la question des moyens engagés reste
centrale. Il serait temps de joindre les forces de
toutes celles et tous ceux qui se battent pour
que la République joue pleinement son rôle
dans l’émancipation de sa jeunesse.
Entretien avec Emmanuel Trigo, professeur des écoles, secrétaire départemental de la FSU dans le Var.

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